3

 

 

 

Le Vargaz – large de baux, l’étrave haute et effilée, échancré par le travers, le gaillard d’arrière surélevé – se balançait paresseusement à son poste d’amarrage. Comme il en allait partout sur Tschaï, tout, jusqu’au moindre détail, était exagéré et dramatisé à l’extrême : la courbure de sa coque était excessive, son beaupré éventrait le ciel, ses voiles étaient raccommodées à l’esbroufe.

La Fleur de Cath accompagna Reith, Traz et Anacho sans desserrer les lèvres. Un porteur les suivait, poussant un diable sur lequel s’empilaient les colis. Une demi-heure plus tard, Dordolio apparut sur le quai. Il étudia quelques instants le Vargaz, puis monta l’échelle de coupée. Il dit deux ou trois mots au capitaine et lança une bourse sur la table. Le capitaine, plongé dans ses pensées, fronça ses épais sourcils, ouvrit la bourse, compta les pièces et fit remarquer au Yao que cela ne suffisait pas. D’un air las, Dordolio plongea la main dans sa sacoche et sortit le complément de la somme. Alors, le capitaine lui désigna le gaillard d’arrière d’un coup de pouce.

Dordolio tirailla sur sa moustache et leva les yeux au ciel. Il s’approcha de l’échelle de coupée et fit signe à deux porteurs qui montèrent ses bagages à bord. Après s’être courtoisement incliné devant la Fleur de Cath, le Yao alla s’accouder au bastingage et, morose, s’abîma dans la contemplation du Dwan Zher.

Cinq autres passagers embarquèrent à leur tour : un petit bonhomme obèse, vêtu d’un caftan gris et coiffé d’un haut chapeau cylindrique, marchand de son état ; un habitant des Îles des Nuages, accompagné de son épouse et de ses deux filles, des mignonnes d’aspect frêle, à la peau pâle et à la chevelure orangée.

Une heure avant midi, on hissa les voiles, on largua les amarres et le Vargaz prit le large. Bientôt, les toits de Coad ne furent plus qu’un semis de prismes bistre pailletant la colline. L’équipage brassa en pointe, réenroula les filins, puis mit en batterie une bombarde rudimentaire qui avait été hissée sur la plage avant.

— De quoi ont-ils peur ? demanda Reith à Anacho. Des pirates ?

— C’est une simple précaution. Quand il y a un canon en vue, les pirates se tiennent à distance. Nous n’avons rien à craindre : on en voit rarement dans l’océan Draschade. Le problème du ravitaillement est plus grave. Mais le capitaine m’a l’air d’être un bon vivant, ce qui est un signe encourageant.

La felouque s’enfonça dans la brume de l’après-midi. La mer était calme et nacrée. Au nord, la côte s’estompa. Pas un navire à l’horizon. Le crépuscule tomba, chatoiement feutré de bistre et de terre d’ombre brûlée, et une brise fraîche se leva qui fit naître des friselis autour de la proue renflée du bâtiment.

Le dîner, simple mais appétissant, se composait de tranches de viande séchée fortement épicée, d’une salade de crudités, d’un pâté d’insectes, de condiments, le tout arrosé d’un vin doux servi dans une bonbonne de verre vert. Les passagers mangèrent en observant un silence prudent : sur Tschaï, on se méfiait instinctivement des étrangers. Le capitaine, lui, n’avait pas de telles inhibitions. Il mangeait et buvait avec entrain, régalant la compagnie de bons mots, de souvenirs de voyages, de plaisanteries sur les motifs qui avaient poussé les uns ou les autres à entreprendre la traversée. Sa bonne humeur dégela peu à peu l’atmosphère. Ylin-Ylan chipotait dans son assiette. Elle ne quittait pas des yeux les deux jeunes filles aux cheveux orange et s’assombrissait à mesure qu’elle se rendait compte de la séduction qui allait de pair avec leur fragilité apparente. Dordolio gardait son quant-à-soi et prêtait peu d’attention aux propos du capitaine, mais, de temps en temps, il lorgnait du côté des fillettes en lissant sa moustache. Le repas terminé, il se rendit à l’avant en compagnie d’Ylin-Ylan et tous deux s’abîmèrent dans la contemplation des anguilles de mer phosphorescentes, qui filaient comme des flèches à l’approche de l’étrave. Les autres prirent place sur les bancs de la plage arrière et se mirent à bavarder avec circonspection tandis qu’Az la rose et Braz la bleue se levaient tour à tour dans le ciel, dardant leurs reflets jumeaux sur les eaux.

Les uns après les autres, tout le monde regagna sa cabine. Bientôt, le navire appartint seulement à l’homme de barre et à la vigie.

 

Les jours succédaient aux jours. Les matins étaient frais et des nappes de brume nacrée s’accrochaient à la mer ; à midi, 4269 de La Carène à son zénith flamboyait ; les après-midi étaient cuivrés et les nuits silencieuses.

Le Vargaz fit deux brèves escales dans de petits ports de la côte d’Horasin, villages noyés dans les frondaisons d’un vert grisâtre des arbres géants. Il déchargea des peaux et des ustensiles de métal, embarqua des balles de noix, des blocs de gelée de fruits, d’admirables billes de bois rose et noir, puis reprit sa route vers l’est en longeant l’équateur pour tirer parti du contre-courant et éviter le mauvais temps qui régnait au nord et au sud. Le vent était inconstant et le Vargaz tanguait paresseusement sur l’océan qu’agitaient d’imperceptibles roulis.

Les passagers se divertissaient comme ils le pouvaient. Heizari et Edwe, les filles aux cheveux orange, jouaient aux palets et, à force de le taquiner, elles convainquirent Traz de se joindre à elles. Reith apprit à ses compagnons de voyage le jeu des galets, qu’ils adoptèrent avec enthousiasme. Palo Barba, le père des jeunes filles, s’était présenté comme maître d’armes, et Dordolio et lui tiraient une ou deux heures chaque jour. Le Yao, torse nu, les cheveux maintenus par un ruban noir, battait du pied d’un air crâne en poussant de grands cris ; son partenaire portait ses bottes avec moins de panache mais mettait davantage l’accent sur les positions traditionnelles. Reith assistait parfois à leurs rencontres. Un jour, il accepta de se mesurer avec Palo Barba. Les épées étaient longues et trop souples mais il se comporta honorablement. Il nota que Dordolio l’observait d’un œil critique en tenant des apartés avec Ylin-Ylan ; plus tard, Traz, qui avait surpris la conversation, lui apprit que le Yao trouvait sa technique naïve et excentrique. Reith haussa les épaules et sourit : il lui était impossible de prendre Dordolio au sérieux.

La vigie signala des bateaux à deux reprises. L’un d’eux, une grande galère à moteur, toute noire, vira de bord d’inquiétante façon et Reith l’examina à l’aide de son sondoscope. Une douzaine d’hommes de haute taille, à la peau jaune, coiffés de turbans noirs et compliqués, observaient le Vargaz. Le Terrien signala la chose au capitaine, qui eut un geste négligent.

— Ce sont des pirates. Ils ne nous chercheront pas noise : ce serait trop risqué.

La galère coupa leur route à un mile au sud, puis changea de cap et disparut en direction du sud-ouest.

Deux jours plus tard, une île surgit droit devant – un promontoire montagneux dont la grève était tapissée de grands arbres.

— C’est Gozed, dit le capitaine, répondant à la question de Reith. Nous y resterons très peu de temps. Tu n’y es jamais venu ?

— Jamais.

— Eh bien, prépare-toi à des surprises. Mais, au fond, j’ai peut-être tort, ajouta le capitaine après avoir toisé Reith d’un œil attentif. Je ne sais pas, car j’ignore les mœurs de ton pays… Mais peut-être les ignores-tu toi-même ? Je crois savoir que tu es amnésique.

Reith eut un geste d’excuse :

— Je ne discute jamais l’opinion des autres quand il s’agit de moi.

— C’est là une coutume bizarre ! Malgré tous mes efforts, je suis incapable de deviner quel est ton pays d’origine. Je te trouve… singulier.

— Je suis un vagabond. Un nomade, si tu préfères.

— Eh bien, pour un errant, il y a des moments où tu fais preuve d’une curieuse ignorance ! Toujours est-il que cette île s’appelle Gozed.

L’île grossissait. Grâce à son sondoscope, Reith repéra le long des rivages une zone où les arbres défeuillés avaient été recourbés et auxquels étaient suspendues une, deux ou trois huttes rondes. En dessous, le sable gris était parfaitement propre et lisse. Anacho colla à son tour ses yeux au sondoscope.

— C’est à peu près ce à quoi je m’attendais.

— Tu connais Gozed ? À en croire le capitaine, c’est un pays fort mystérieux.

— Il n’a rien de mystérieux. Les habitants sont extrêmement religieux. Ils adorent les scorpions de mer que l’on trouve autour de l’île et qui sont aussi grands, voire plus grands qu’un homme, me suis-je laissé dire.

— Pourquoi les cabanes sont-elles accrochées aux arbres ?

— Les scorpions sortent de la mer pendant la nuit pour la fraie. Ils pondent leurs œufs dans le corps d’un animal, en général une femme que l’on dépose sur la plage à cette fin. Les œufs éclosent et les larves dévorent la « Mère des Dieux ». À la fin, la douleur et l’extase religieuse produisent un curieux état psychologique : la « Mère » descend la grève en courant et se jette dans les flots.

— Voilà une religion confondante.

L’Homme-Dirdir l’admit.

— Pourtant, ajouta-t-il, elle semble convenir au peuple de Gozed. Les insulaires auraient pu en changer s’ils l’avaient voulu. Les sous-hommes sont notoirement sujets à des aberrations de ce genre.

Reith ne put s’empêcher de sourire, et Anacho lui jeta un coup d’œil étonné :

— Puis-je te demander ce qui t’amuse ?

— Il me vient à l’esprit que les rapports existant entre les Hommes-Dirdir et les Dirdir ne sont pas sans ressemblance avec ceux qui unissent les gens de Gozed et leurs scorpions.

— L’analogie m’échappe, laissa tomber Anacho d’un ton gourmé.

— C’est pourtant la simplicité même : ils sont les uns comme les autres victimes d’êtres non humains qui utilisent les hommes pour satisfaire leurs besoins.

— Bah ! murmura Anacho. Par bien des aspects, tu es l’esprit le plus faux qui soit au monde !

Quittant le Terrien sans autre forme de procès, il alla se planter à l’arrière, la tête tournée vers le large. Et Reith se dit que le subconscient de son compagnon était tiré à hue et à dia, ce qui n’était pas confortable comme situation.

Le Vargaz s’approcha prudemment de la plage et jeta l’ancre derrière un éperon rocheux incrusté de bernicles. Le capitaine se rendit à terre à bord d’une chaloupe. Les passagers le virent palabrer avec un groupe d’hommes à la peau blanche et au visage austère, totalement nus, à l’exception de leurs sandales et des filets qui maintenaient leurs longs cheveux gris fer.

Un accord fut conclu et le capitaine regagna le Vargaz. Une demi-heure plus tard, deux gabares furent mises à l’eau ; on braqua le mât de charge et on remplit les embarcations de ballots et de caisses. Encore deux heures, puis le Vargaz remit à la voile et repartit vers le large.

Après le dîner, les passagers, installés sur le gaillard d’arrière, discutèrent des hommes de Gozed et de leur religion à la lueur d’une lanterne qui se balançait au-dessus d’eux. Val Dal Barba, la femme de Palo Barba et la mère d’Heizari et d’Edwe, trouvait leur rite inique :

— Pourquoi n’y a-t-il que des « Mères des Dieux » ? Pourquoi ces hommes à tête de silex ne descendent-ils pas sur la plage pour devenir des « Pères des Dieux » ?

Le capitaine pouffa.

— Apparemment, cet honneur est réservé aux dames.

— Une chose pareille ne pourrait jamais exister à Murgen ! s’exclama le négociant avec véhémence. Nous versons une dîme substantielle aux prêtres, à charge pour eux de se concilier Bisme. À part cela, nous n’avons pas d’autres inconvénients.

— C’est là un système aussi raisonnable qu’un autre, approuva Palo Barba. Cette année, nous avons souscrit à la Gnose Pansogmatique. Sa religion a une grande vertu.

— Je l’aime beaucoup mieux que le Tutélamisme, dit Edwe. Il suffit de réciter la litanie et on est tranquille pour le reste de la journée.

— Ce que ça pouvait être assommant, le Tutélamisme, renchérit Heizari. Affreux ! Tout ce qu’il fallait apprendre par cœur ! Et tu te souviens de cette horrible Convocation des Ames où les prêtres se montraient tellement familiers ? Je préfère la Gnose Pansogmatique, et de loin !

Dordolio eut un rire indulgent.

— Vous préférez éviter ce qui est exagérément sérieux. C’est une inclination à laquelle je cède, moi aussi. La doctrine yao, naturellement, est dans une certaine mesure un syncrétisme. Pour mieux dire, tout au long du « rond », la totalité des aspects de l’Ineffable a l’occasion de se manifester de sorte que, tandis que le cycle se déploie, il est donné à chacun de vivre la théopathie.

Anacho, encore blessé par les comparaisons de Reith, se tourna vers ce dernier.

— Eh bien, qu’en pense Adam Reith, notre éminent ethnologue ? De quels aperçus théosophiques peut-il nourrir la discussion ?

— D’aucun, répondit le Terrien. De très peu, en tout cas. J’estime, pour ma part, que l’homme et sa religion constituent un tout. L’inconnu existe. Chacun projette sur cette terre vierge l’image de sa propre conception du monde et chacun confère à sa création ses désirs et ses attitudes personnels. En se définissant, au fond, l’homme religieux s’explique. Quand on contredit un fanatique, celui-ci a le sentiment que son existence même est menacée et il réagit avec violence.

— Voilà qui est intéressant ! s’exclama le gros marchand. Et l’athée ?

— Lui, il ne projette aucune image sur la vacuité. Il accepte les mystères cosmiques sans se poser de questions et n’éprouve pas le besoin de plaquer sur eux un masque plus ou moins humain. En dehors de cela, la corrélation entre l’homme et le moule dans lequel il enferme l’inconnu pour le manier plus aisément est réelle.

Le capitaine examina son gobelet de vin par transparence et le porta à ses lèvres.

— Peut-être as-tu raison, mais personne ne se changera jamais sur de telles bases. J’ai connu des foules de gens. J’ai déambulé à l’ombre des tours dirdir, dans les jardins des Chasch Bleus et j’ai visité les châteaux des Wankh. Ces gars-là, je les connais, et je connais les hommes qu’ils ont enlevés. J’ai visité les six continents de Tschaï. J’ai lié amitié avec un millier d’hommes, caressé un millier de femmes, tué un millier d’ennemis. Je connais les Yao, les Binth, les Walalukians, les Shemoleï. Je connais aussi les nomades des steppes, les hommes des marais, les insulaires, les cannibales de Rakh et du Kislovan. Je perçois leurs différences et je distingue leurs similitudes. Tous s’efforcent de tirer le maximum d’avantages de l’existence et, finalement, ils meurent tous. Je n’en vois aucun qui surpasse les autres. Quel est mon dieu ? Mais le bon vieux Vargaz, bien entendu ! Comme le soutient Adam Reith, le Vargaz et moi, c’est tout un. Quand il gémit dans la tempête, je frissonne et grince des dents. Quand nous filons sur l’eau noire sous la lune bleue et la lune rose, je joue du luth, je ceins mon front d’un ruban rouge et je bois du vin. Le Vargaz est à mon service et je suis au sien. Le jour où il coulera au fond de l’océan, je sombrerai avec lui.

— Bravo ! s’exclama Palo Barba, l’escrimeur, qui lui aussi avait trop poussé sur le vin. Sais-tu que c’est aussi mon article de foi ? (Il dégaina et brandit son épée si haut que la lueur de la lanterne faisait miroiter la saignée de la lame.) Cette épée m’est ce qu’est le Vargaz au capitaine !

— Père ! le morigéna Edwe. Dire que nous croyions jusque-là que tu étais un Pansogmatique raisonnable !

— Veux-tu ranger cette arme avant de t’énerver et de couper l’oreille de quelqu’un ! dit Val Dal Barba.

— Comment ? Moi ? Un épéiste éprouvé ? Comment peux-tu imaginer une chose pareille ? Enfin… comme tu voudras ! Je troque ma rapière contre un autre gobelet de vin.

La discussion se poursuivit. Dordolio s’approcha de Reith en zigzaguant et laissa tomber sur un ton mi-facétieux mi-condescendant :

— Quelle surprise que de rencontrer un nomade aussi érudit, aussi porté aux distinguos subtils !

Reith regarda Traz en riant.

— Les nomades ne sont pas nécessairement des bouffons.

— Vous me déconcertez, déclara Dordolio. Où se trouve au juste votre steppe natale ? Quelle était votre tribu ?

— Ma steppe est située bien loin et ma tribu est disséminée dans toutes les directions.

Le Yao tripota sa moustache d’un air songeur.

— L’homme-Dirdir vous croit amnésique. Selon la princesse Jade Bleu, vous avez laissé entendre que vous veniez d’un autre monde. Ce jeune nomade, qui vous connaît mieux que quiconque, ne dit rien. Je confesse que je fais peut-être preuve d’une curiosité importune.

— La curiosité est le signe d’un esprit actif, répliqua Reith.

— Oui, oui… laissez-moi vous poser une question dont je reconnais volontiers qu’elle est absurde. (Dordolio jeta un regard en coulisse à Reith.) Pensez-vous vraiment être originaire d’un autre monde ?

Le Terrien s’esclaffa tout en cherchant une réponse.

— Il y a quatre possibilités. Si j’étais effectivement originaire d’un autre monde, je pourrais répondre oui ou non. Si tel n’était pas le cas, je pourrais aussi répondre oui ou non. Dans la première hypothèse, cela me créerait des difficultés et, dans la seconde, ma dignité en souffrirait. La troisième possibilité est que je sois fou. La quatrième représente la seule situation que vous ne jugeriez pas anormale. Donc, c’est une question absurde, ainsi que vous l’avez vous-même reconnu.

Dordolio tirailla sa moustache avec irritation.

— Seriez-vous, par hasard, membre du « culte » ?

— Probablement pas. De quel « culte » s’agit-il ?

— Des Ardents Attentistes qui ont remonté le cycle pour détruire deux de nos splendides cités.

— J’ai cru comprendre qu’elles avaient été bombardées par un adversaire inconnu.

— Aucune importance ! C’est le « culte » qui a suscité l’attaque, c’est lui qui a été la cause de leur anéantissement.

Reith secoua la tête.

— Incompréhensible ! Votre rancune est dirigée non point contre le cruel ennemi qui a annihilé ces deux villes mais contre un groupe de vos congénères, qui étaient peut-être des gens sincères et bienveillants. J’appellerais cela un transfert émotif.

Dordolio dévisagea froidement Reith.

— Vos analyses sont parfois caustiques.

Reith éclata de rire.

— N’en parlons plus. J’ignore tout de ce « culte ». Quant à mon lieu de naissance… je préfère être amnésique.

— Curieuse défaillance, alors que, pour le reste, vous semblez affirmer vos opinions avec vigueur.

— Je me demande pourquoi vous montrez tant d’acharnement, fit Reith d’une voix rêveuse. Que diriez-vous, par exemple, si je prétendais être originaire d’un monde lointain ?

Dordolio pinça les lèvres et contempla la lanterne en clignant des yeux.

— Je n’ai pas réfléchi aussi loin. Mais n’insistons pas davantage sur ce point. D’abord, c’est une idée effrayante… Un ancien monde d’hommes !

— Effrayante ? Comment cela ?

Dordolio émit un rire embarrassé.

— L’humanité possède une face obscure. C’est comme une pierre enfoncée dans l’humus. Sa face supérieure, exposée au soleil et à l’air, est propre. Mais faites basculer la pierre et regardez en dessous. Regardez la fange et les insectes en débandade… C’est une chose que nous savons bien, nous, les Yao. Rien ne mettra fin à l’awaïle. Mais assez parlé de cela ! (Dordolio haussa convulsivement les épaules et enchaîna de sa voix condescendante :) Vous êtes résolu à venir à Cath. Que ferez-vous là-bas ?

— Je ne sais pas. Il faut bien que j’aille quelque part. Pourquoi pas à Cath ?

— C’est loin d’être facile pour un étranger. S’attacher à une maison est malaisé.

— Je trouve singulier que vous me disiez cela. La Fleur de Cath m’a affirmé que son père nous accueillera avec hospitalité au Palais du Jade Bleu.

— Il fera nécessairement preuve de courtoisie protocolaire mais vous ne pourrez pas plus résider au Palais du Jade Bleu que vous ne pourriez résider au fond du Draschade sous prétexte qu’un poisson vous a invité à nager.

— Qu’est-ce qui m’en empêcherait ?

Dordolio haussa les épaules.

— Personne ne désire se ridiculiser. Le maintien est la définition de la vie. Et qu’est-ce qu’un nomade sait du maintien ?

Là, Reith n’avait rien à répondre.

— Le comportement d’un gentilhomme est fait de mille détails, reprit Dordolio. À l’académie, nous apprenons les convenances, les salutations, les fleurs de rhétorique – et je reconnais mon insuffisance en ce domaine. On nous enseigne l’habileté à l’épée, les principes du duel, de la généalogie, de l’héraldisme, les subtilités du costume et cent autres choses. Peut-être trouvez-vous ces disciplines exagérément arbitraires ?

Ce fut Anacho qui répondit :

— Frivoles est un mot plus approprié.

Reith s’attendait à une répartie à l’emporte-pièce, à un regard flamboyant au moins, mais Dordolio se borna à hausser les épaules avec indifférence.

— Mais votre vie est-elle plus importante ? Ou celle du marchand – celle de l’escrimeur ? Il ne faut jamais oublier que les Yao sont une race pessimiste ! L’awaïle est une menace toujours suspendue au-dessus de leur tête et nous sommes peut-être plus tristes qu’il n’y paraît. Conscients de la vanité fondamentale de l’existence, nous exaltons l’humble étincelle de vitalité que nous possédons. Nous extrayons aussi totalement que possible l’essence propre au moindre incident en usant systématiquement du formalisme approprié. Frivolité ? Décadence ? Qui peut faire mieux ?

— Tout cela est bel et bon, mais pourquoi se vautrer dans le pessimisme ? rétorqua Reith. Pourquoi ne pas élargir vos horizons ? Il me semble, d’ailleurs, que vous avez accepté la destruction de vos cités avec une surprenante nonchalance. La vengeance n’est pas la plus noble des activités humaines, mais la résignation est encore pire.

— Bah ! murmura Dordolio. Comment un barbare pourrait-il comprendre le désastre et ses répercussions ? Les Ardents Attentistes ont en grand nombre trouvé asile dans l’awaïle. Les actes et les expiations maintenaient notre pays en effervescence. Il n’y avait plus d’énergie disponible pour autre chose. Si vous étiez de bonne caste, je vous transpercerais le cœur pour avoir osé porter contre nous une accusation aussi grossière.

Reith éclata de rire.

— Puisque la bassesse de ma caste me met à l’abri des représailles, laissez-moi vous poser une autre question : qu’est-ce que l’awaïle ?

Le Yao leva les bras au ciel.

— Un amnésique doublé d’un barbare ! Je n’ai rien à dire à un être comme vous. Demandez cela à l’Homme-Dirdir. Il a la langue assez bien pendue !

Et sur ces mots Dordolio, furieux, s’éloigna.

— Que voilà une irrationnelle exhibition passionnelle ! fit Reith sur un ton méditatif. Je voudrais bien savoir de quoi je l’ai accusé ?

— D’avoir honte, répondit Anacho. Les Yao sont aussi sensibles à la honte que le globe oculaire aux poussières. De mystérieux ennemis ont détruit leurs villes. Ils soupçonnent les Dirdir d’avoir fait le coup mais n’osent leur en demander raison : alors, ils se rongent d’une vaine fureur et en ont honte. C’est leur caractéristique, et cette attitude les prédispose à l’awaïle.

— C’est-à-dire ?

— Le meurtre. L’individu affligé – celui qui éprouve de la honte – tue le plus de gens possible, quel que soit leur sexe, leur âge ou leur degré de parenté. Et quand il ne peut plus tuer, il sombre dans l’apathie et la résignation. Son châtiment, terrifiant et excessivement dramatique, illumine ceux qui se pressent sur le lieu du supplice. Chaque exécution possède son style particulier. Essentiellement, c’est une grande fête de la douleur, très spectaculaire, que la victime elle-même apprécie peut-être. Cette institution imprègne toute la vie de Cath. C’est en se fondant là-dessus que les Dirdir jugent que tous les sous-hommes sont fous.

— Par conséquent, si nous allons à Cath, nous courons le risque de nous faire massacrer par des hallucinés ! grommela Reith.

— C’est un risque limité. Après tout, les « actes » ne sont pas des événements courants. (Anacho jeta un coup d’œil autour de lui.) Mais il se fait tard.

Il souhaita bonne nuit à Reith et partit se coucher.

Le Terrien resta devant le bastingage à contempler l’océan. Après l’effusion de sang qui avait marqué leur séjour à Pera, Cath lui avait fait l’effet d’un havre de grâce, d’un pays civilisé où il réussirait peut-être à bricoler un astronef. À présent, cette perspective était plus lointaine qu’elle ne l’avait jamais été.

Quelqu’un s’approcha de lui. C’était Heizari, l’aînée des sœurs aux cheveux orange.

— Vous semblez mélancolique, dit-elle. Qu’est-ce qui vous tracasse ?

Reith posa son regard sur le pâle ovale du visage de la jeune fille – un visage effronté qui, pour l’instant, rayonnait d’une coquetterie innocente… peut-être pas si innocente que cela, d’ailleurs ! Il ravala les mots qui lui montaient aux lèvres. La jeune fille était indiscutablement séduisante.

— Comment se fait-il que vous ne soyez pas au lit avec votre sœur ?

— Oh ! C’est tout simple ! Edwe n’est pas couchée, elle non plus. Elle est avec votre ami Traz en train de l’enjôler, de le provoquer, de l’aguicher et de le harceler. Elle est beaucoup plus flirt que moi.

Pauvre Traz ! se dit Reith.

— Et vos parents ? Cela ne les contrarie pas ?

— Qu’est-ce que ça peut leur faire ? Quand ils étaient jeunes, ils flirtaient avec autant d’ardeur que n’importe qui. N’était-ce pas leur droit ?

— Sans doute. Les mœurs varient, vous ne l’ignorez pas ?

— Et vous ? Quelles sont les coutumes de votre peuple ?

— Elles sont ambiguës et assez compliquées. Il y a de très nombreuses différences.

— C’est comme chez nous, les habitants des Îles des Nuages, fit-elle en se serrant un peu plus contre le Terrien. Nous ne sommes pas automatiquement amoureux. Mais, parfois, on se trouve dans un certain état d’esprit, ce qui, je crois, est la conséquence d’une loi naturelle.

— Je n’en disconviens pas. (Cédant à son désir, Reith piqua un baiser sur le visage ensorcelant de la jeune fille.) Néanmoins, loi naturelle ou pas, je n’ai aucune envie d’indisposer votre père. C’est un redoutable épéiste.

— Vous n’avez pas à vous faire de souci pour cela. Si vous voulez qu’il vous rassure, il est certainement encore éveillé.

— Je ne vois pas très bien ce que je lui demanderais. Cela étant dit et tout bien considéré…

Tous deux se dirigèrent vers l’avant. Ils gravirent les marches sculptées de la poupe et, tournés vers le sud, contemplèrent la mer. Az, à l’ouest, était basse à l’horizon. Son reflet faisait brasiller sur les flots des prismes d’améthyste. Une fille aux cheveux orange, une lune pourpre, un bateau de conte de fées voguant sur un océan lointain – Reith échangerait-il tout cela contre son retour sur la Terre ? Il n’y avait qu’une seule réponse : oui. Et pourtant, comment échapper à la douceur de l’instant ? Il embrassa de nouveau la jeune fille avec plus de chaleur que la première fois. Soudain, quelqu’un, qui jusque-là était demeuré invisible dans l’ombre du cabestan, se redressa et s’éloigna précipitamment. Les rayons obliques de la lune permirent à Reith de reconnaître Ylin-Ylan, la Fleur de Cath, et cela éteignit ses ardeurs. L’air misérable, il se retourna. Mais pourquoi se sentir coupable ? Il y avait longtemps qu’Ylin-Ylan lui avait fait comprendre que leurs rapports de naguère avaient cessé d’exister. Le Terrien se tourna de nouveau vers Heizari, la jeune fille aux cheveux orange.

Le Wankh
titlepage.xhtml
Vance,Jack-[Cycle de Tschai-2]Le Wankh(1969).French.ebook.AlexandriZ_split_000.html
Vance,Jack-[Cycle de Tschai-2]Le Wankh(1969).French.ebook.AlexandriZ_split_001.html
Vance,Jack-[Cycle de Tschai-2]Le Wankh(1969).French.ebook.AlexandriZ_split_002.html
Vance,Jack-[Cycle de Tschai-2]Le Wankh(1969).French.ebook.AlexandriZ_split_003.html
Vance,Jack-[Cycle de Tschai-2]Le Wankh(1969).French.ebook.AlexandriZ_split_004.html
Vance,Jack-[Cycle de Tschai-2]Le Wankh(1969).French.ebook.AlexandriZ_split_005.html
Vance,Jack-[Cycle de Tschai-2]Le Wankh(1969).French.ebook.AlexandriZ_split_006.html
Vance,Jack-[Cycle de Tschai-2]Le Wankh(1969).French.ebook.AlexandriZ_split_007.html
Vance,Jack-[Cycle de Tschai-2]Le Wankh(1969).French.ebook.AlexandriZ_split_008.html
Vance,Jack-[Cycle de Tschai-2]Le Wankh(1969).French.ebook.AlexandriZ_split_009.html
Vance,Jack-[Cycle de Tschai-2]Le Wankh(1969).French.ebook.AlexandriZ_split_010.html
Vance,Jack-[Cycle de Tschai-2]Le Wankh(1969).French.ebook.AlexandriZ_split_011.html
Vance,Jack-[Cycle de Tschai-2]Le Wankh(1969).French.ebook.AlexandriZ_split_012.html
Vance,Jack-[Cycle de Tschai-2]Le Wankh(1969).French.ebook.AlexandriZ_split_013.html
Vance,Jack-[Cycle de Tschai-2]Le Wankh(1969).French.ebook.AlexandriZ_split_014.html
Vance,Jack-[Cycle de Tschai-2]Le Wankh(1969).French.ebook.AlexandriZ_split_015.html
Vance,Jack-[Cycle de Tschai-2]Le Wankh(1969).French.ebook.AlexandriZ_split_016.html
Vance,Jack-[Cycle de Tschai-2]Le Wankh(1969).French.ebook.AlexandriZ_split_017.html
Vance,Jack-[Cycle de Tschai-2]Le Wankh(1969).French.ebook.AlexandriZ_split_018.html